A quatre heures du matin, le crissement du vieux réveil résonna dans la chambre et Odwira tâtonna dans la pénombre pour l’éteindre. Elle recouvrit ses épaules d’un petit carré de pagne pour se réchauffer et posa ses pieds sur un petit tapis de brume que l’harmattan avait apporté. Le vent passait à vive allure à travers les persiennes, créant un sifflement strident et continu. Dehors, la lune peinait encore à céder sa place à l’astre flamboyant, gardienne jalouse de nos rêveries nocturnes que la lueur mettrait à jour. Le brouillard, épais coton grisâtre, planait autour de la maison dans un tourbillon infernal. D’une démarche mal assurée, elle se traîna jusqu’à la douche en s’étirant les muscles pour se réveiller. Puis, elle fit chauffer un peu d’eau dans la cuisine et remplit son seau de manière à avoir assez d’eau chaude pour se laver sans frémir. D’une main molle, elle plongea son gobelet dans le seau et regarda, émerveillée, les perles d’eau couler du charbon de sa chevelure et terminer leur chute sur les carreaux du sol assassin. Les bulles de savon naissaient au creux de sa main et mouraient sur sa peau lui faisant cadeau de leur vie éphémère. Le moment de la douche était un instant précieux qui n’appartenait qu’à elle. L’unique instant de la journée où elle était seule et pouvait égoïstement ne penser qu’à elle. La douche était une scène où tout devenait possible. C’était un immense plateau de tournage où se jouait cette vie imaginaire dont elle avait écrit le script. Elle pouvait devenir qui elle voulait et quitter cette vie ennuyeuse et contraignante. Il y avait un personnage dont elle ne se lassait pas d’imaginer la vie et qu’elle incarnait dès qu’elle avait revêtu sa robe savonneuse et posé sur sa tête sa coiffe plastifiée : la cantatrice.
Odwira frotta ses deux mains contre sa peau jusqu’à ce qu’elle ait recueilli assez de mousse pour s’en recouvrir entièrement le corps, puis mis sa charlotte de douche. Ce faisant, elle ferma fortement les yeux et à l’instant où l’élastique claqua sur ses cheveux, elle se sentit devenir une autre personne. Soudain, elle devint une femme. Grande, belle au teint d’ébène et au sourire éclatant. Elle avait troqué l’humidité de sa douche contre la scène d’un immense opéra, une salle si vaste qu’il était impossible d’en voir le bout. Vêtue d’une longue robe écarlate brodée de fils d’or, elle s’imposait d’une voix suave et délicieuse. Et, les pans de son costume recouvrant les sièges, le cuir de sa peau enveloppant les pommelles des portes, sa longue chevelure se fondant dans les moulures dorées des murs, elle ressentait chaque vibration au plus profond d’elle-même. Son corps et le théâtre ne faisaient qu’un. Son élégance et sa prestance ancrées dans le bâtiment, le rouge représentant sa vie et l’or son triomphe. A chacune de ses répliques le cristal des lustres semblait se parer d’un éclat nouveau. Et le velours du tapis s’adoucissait jusqu’ à s’amoindrir, se muant en un film d’une infinie délicatesse. Sa voix et ses gestes envoûtaient le public sans qu’il ne pût résister à cette attraction. Et ce n’est que lorsque la pièce se termina que les meubles profitant de la cohue des acclamations abandonnèrent la magie et revêtirent une apparence moins surprenante. L’auditoire repu, docile, se laissait raccompagner aux portes par le fumigène. Odwira frissonna. L’ivresse de la gloire lui donnait le vertige. Ces sensations d’accomplissement et de vide qui s’alternaient à chaque seconde l’engourdissaient. Elle se courba pour faire une révérence et le parfum boisé des bouquets de lys qu’on lui jetait sur scène l’enivra. Les derniers applaudissements se firent happer par le bruit de froissement du rideau qui s’effondre sur la scène et peu à peu elle se rappela à la réalité. Le théâtre reprit doucement l’aspect d’une douche aux carreaux brisés fuyant vers le siphon, et la diva suivit du regard les derniers morceaux de sa robe sombrer dans les eaux et disparaître dans le trou noir.
Odwira ramassa sa serviette et sortit dans le couloir aux murs maculés de traces sombres laissées par des mains poisseuses. Les fantômes qui le hantaient lorsqu’il était encore un corridor aux tentures de velours s’étaient retournés à leurs occupations et il ne restait plus qu’elle. A la sortie de la douche, elle croisa son père qui venait à peine de se réveiller. Les sourcils froncés, le regard dur, il ne la quitta pas du regard. Figée devant lui, dans sa petite serviette de bain, Odwira resta immobile dès qu’elle l’aperçut et attendit comme de coutume un signe de lui, le moindre geste qui lui permettrait de savoir ce qu’il attendait d’elle. Ils étaient l’un en face de l’autre, se regardant en biais, affectés dans une posture sèche et mécanique tels deux personnages immobilisés sur une toile. Ibrahim se tenait droit la tête haute, son poing calé sur sa hanche, soulignant son énorme ventre maladroitement couvert par un tricot trop juste et troué par les mites. Son crâne chauve était entouré d’une couronne de cheveux blanchissants, vestige d’un passé capillaire glorieux. Ibrahim avait une expression sévère et hautaine qui était accentuée par la moue que formaient ses lèvres gonflées par les excès d’alcool. Il lorgna une nouvelle fois sa fille puis, regardant sa montre perpétuellement accrochée à son bras, il se dépêcha d’aller prendre sa douche.
Les lourdes gouttes de sueur qui s’écrasaient sur le col de sa chemise dénonçaient le trac qui le rongeait depuis qu’ils étaient montés dans le car. Ibrahim avait passé une nuit blanche. Anxieux, il n’avait pas réussi à trouver le sommeil et s’était contenté de se tourner maintes fois sans parvenir à fermer l’œil. Il désirait tellement qu’Odwira décrochât cette place qu’il s’oubliait complètement. L’entretien auquel il accompagnait sa fille le tracassait bien plus que la convocation qu’il avait un peu plus tard avec son patron. Il était arrivé sur un chantier, complètement ivre, ce qui n’avait pas échappé à son responsable qui avait décidé de le mettre à pied.
Obtenir ce travail pour sa fille était capital. En plus d’avoir une bouche en moins à nourrir, il comptait empocher le salaire d’Odwira, ce qui représentait une entrée d’argent non négligeable. Ibrahim avait déjà commencé à consommer quelques bières à crédit au maquis d’à côté, qu’il comptait bien rembourser avec cet argent. Il posa un regard attendri sur sa fille. Odwira avait grandi si vite qu’il ne s’en était pas rendu compte. Aujourd’hui, âgée de treize ans, il la considérait comme une femme. Il regarda son petit corps maigre couvert d’un simple tee-shirt sous lequel on distinguait à peine ses formes naissantes. « Non ! » se dit-il, essayant de se convaincre, « A cet âge on est plus un enfant, il faut travailler et gagner son pain ».
Odwira se cramponnait au bras de son père pour ne pas tomber de fatigue et clignait sans cesse les paupières pour éviter de s’endormir. Le bus était plein à craquer. Le nombre de places assises semblant avoir été volontairement diminué par la SOTRA pour augmenter la capacité d’accueil des voyageurs. Les personnes se serraient dans le bus tant bien que mal et se retrouvaient souvent le visage collé à plat contre une vitre ou à trois assises sur un même siège. La fraîcheur matinale laissait peu à peu place à la chaleur des corps en friction condensés en une masse homogène ballotée de gauche à droite, à chaque tournant. Odwira qui n’avait pas l’habitude de prendre le bus détestait ce moyen de transport qui obligeait les passagers à se battre pour se faire une place en se coinçant. Quand elle allait encore à l’école, le trajet s’était toujours fait à pied, en compagnie de ses camarades de classe qui habitaient le même quartier qu’elle. Ils se fixaient rendez-vous sous le manguier qui abritait une vendeuse de beignets et ils attendaient les retardataires en mangeant des gâteaux secs, des beignets au sucre ou en buvant du jus de gingembre. Puis, en file indienne, sagement, ils suivaient le plus âgé du groupe qui les menaient jusqu’à l’école par des trottoirs obstrués par les amoncèlements d’ordures. Ils partaient soucieux de réussir leurs études, et d’avoir un jour un métier qui leur permettrait de sortir de la misère.
Des rêves, toutes les amies d’Odwira en avaient. Elles rêvaient de décrocher les étoiles dans ce ciel que leurs parents ne voyaient pas. « Devenir quelqu’un » comme on disait ici. Elles rêvaient toutes de gagner leur vie honnêtement pour pouvoir se tenir la tête haute et non courber l’échine comme les adultes qu’elles voyaient. Mais persuadées de ne pas pouvoir faire d’études supérieures, certaines envisageaient déjà le mariage comme le seul moyen de fuir ce quartier à l’atmosphère étouffante et nauséabonde. Ces filles étaient convaincues que seul un homme pouvait leur permettre cette ascension sociale qu’elles désiraient. Et elles avaient pour exemple le cas de Solange, une fille du quartier qui avait rencontré son prince charmant dans un bar climatisé où elle travaillait comme serveuse. Il était entré dans la salle et s’était dirigé vers elle sans hésiter. Le nuage de fumée l’avait happé et il s’était installé au bar afin d’être près d’elle. La rumeur disait qu’un seul regard aurait suffi à faire naître l’amour entre eux. Et qu’une vie ne serait pas suffisante pour qu’ils vivent leur amour pleinement. A voir les yeux de Mama briller quand elle racontait cette histoire on sentait qu’elle partageait la fascination des autres femmes et qu’elle ressentait même une pointe d’admiration. Solange avait rencontré un homme formidable. Quelques mois après leur rencontre, il l’avait demandée en mariage puis, à la fin de l’année il l’avait emmenée avec lui en France voir sa propre famille. Un soir, Solange était venue faire ses adieux à Mama, elle allait habiter à Paris. Elle avait chassé de son doigt chargé d’anneaux d’or la larme roulant sur la joue de Mama et était montée dans sa berline sans se retourner. On ne la vit plus jamais à Yopougon, mais des enseignes portant son nom fleurirent dans le quartier, témoignant de sa prospérité.
Un sévère coup de frein suivi d’une lourde bousculade vers l’avant du bus signala qu’ils étaient arrivés au terminus de la ligne. Cependant, leur trajet ne se terminait pas pour autant. Ils allèrent s’arrêter cent mètres plus loin et Ibrahim héla un taxi en commun pour traverser le quartier de Cocody et remonter vers la Riviera. Les quartiers résidentiels s’étendaient sous ses yeux émerveillés. Un panaché de couleurs défilait sous leurs pupilles pétillantes qui n’avaient vu que des immeubles dégradés aux couleurs sombres jusque-là. Odwira se rendait compte que la vie existait bien au-delà de son petit quartier insalubre et que la ville ne regroupait pas que de petites bâtisses aux murs crasseux et effrités. Ici, des fillettes en uniforme à carreaux se tenaient gaiement la main en traversant la rue. Là un jeune homme habillé en kaki jouait l’équilibriste à la fenêtre d’un bus. Dans la voiture, ils étaient assez serrés. Le taxi s’était arrêté à plusieurs reprises pour laisser monter des clients et ils s’étaient retrouvés à l’arrière, aux côtés d’une femme très forte portant sur ses genoux une large bassine au contenu douteux. Ibrahim avait laissé sa fille se mettre au milieu de la banquette, compte tenu de sa petite taille et il jouait des coudes tant bien que mal pour la presser contre la bonne femme et l’empêcher de prendre plus de place en l’obligeant à pousser son chargement poisseux. Odwira avait oublié son stress, toute excitée de voir la maison dans laquelle elle allait travailler. Les grandes villas, belles et luxueuses, l’attiraient et la troublaient positivement mais le rendez-vous la tracassait tout de même. Toute sorte de questions se bousculaient dans sa tête, principalement celles relatives aux tâches qu’elle aurait à accomplir et au temps qu’elle passerait loin des siens. Elle n’avait jamais été séparée de sa famille et elle craignait d’en être éloignée. Quelques années plus tôt Mama s’était battue pour ne pas que leurs frères partent à l’internat de Bingerville en les maintenant à la petite école de Yopougon. Elle était déterminée à ce que la famille restât soudée et y mettait toute sa force. Mama avait un grand cœur et lorsqu’Odwira dut quitter l’école, elle n’eut de cesse de lui chercher une place en tant qu’apprentie dans un salon de coiffure pour lui éviter les ménages et les cantines.
Ibrahim fit signe au chauffeur qui les déposa devant un immense portail couleur rouille aux pics acérés. Mais à côté de la porte, il n’y avait aucune sonnette ni poignée. L’attitude soignée qu’Ibrahim voulait se donner lui imposait de se retenir et de ne pas crier pour appeler le gardien. Il attendait donc, impatient et rageur, roulant des yeux nerveux, tapant du pied, réfléchissant à un moyen rapide et discret pour franchir cette muraille. Sans le consulter, Odwira s’accrocha aux premières branches de l’arbre affaissé sur le mur mitoyen mais à peine eut-elle le temps de se hisser sur le haut du mur que, d’une main ferme, Ibrahim la ramena au sol.
-Hé ! Descends de là ! dit-il en la tirant violemment pour la ramener vers lui. A partir de maintenant, comporte toi comme une petite fille bien élevée. Sois polie et souriante et n’oublie pas de ne parler que s’il te pose une question.