Je me suis réveillée en sursaut quand un rayon de soleil a commencé à lécher ma joue avec insistance. D’habitude levée aux aurores, je peinais ce matin à m’extraire de mon lit, comme si une force invisible me retenait dans le confort de ce matelas moelleux. Les cheveux ébouriffés, j’ai dévalé les escaliers de la maison tout en essayant de m’habiller. J’avais déjà reçu deux avertissements relatifs à mes nombreux retards et la directrice des ressources humaines avait été claire sur le sujet : le prochain entrainerait une mise à la porte sans préavis.
Lorsque j’en ai parlé à Jacqueline, ma sœur qui réside maintenant en France, cela avait déclenché en elle une réaction démesurée. Elle s’était lancée dans un monologue enflammé contre la violation quotidienne des droits des salariés et les abus répétitifs dont ils étaient victimes. Son soliloque n’avait guère duré plus de cinq minutes car mes unités s’étaient épuisées sous le martellement engagé de ses phrases. La conversation s’était terminée de façon abrupte sans que je ne puisse trouver la consolation que j’avais souhaité avoir auprès d’elle. Si je me souviens bien, elle avait mentionné une succession de mots qui étaient vides de sens pour moi. Non parce qu’ils ne faisaient pas parti de mon vocabulaire, mais parce qu’ici on les avait purgé de leur contenu et qu’ils reposaient désormais sur une feuille jaunie classée entre deux dossiers enterrés sous une pile de cartons que l’on avait oubliée. Contrat, syndicat, préavis et je ne sais quelle autre notion à laquelle elle avait fait référence ne sont que des concepts abstraits qui échappent à la compréhension de bon nombre d’employeurs.
Jacqueline, assise dans sa banlieue parisienne pouvait bien gonfler sa poitrine et débiter tout ce que l’assistante sociale lui avait inculqué au fil des années comme s’il eu s’agit d’une évidence. Elle n’ignorait cependant pas l’implacable réalité du marché du travail ivoirien qui, d’ailleurs, l’avait poussée à épouser le premier toubabou* qu’elle avait croisé afin de rejoindre la France, son eldorado.
En Eburnie, les « petits » comme nous autres, j’entends ceux qui n’ont pas fait d’études et qui subsistent en effectuant des tâches que certains considéreraient comme ingrates, sommes livrés à nous-mêmes. Nous n’avons pas d’autres alternatives et devons travailler en courbant l’échine afin de gagner notre pitance quotidienne. Il faut dire que notre vulnérabilité s’est décuplée avec la crise et l’explosion du chômage.
Aujourd’hui, qualifications ou pas les candidats à l’embauche souffrent du manque d’opportunités et une fois engagés bénéficient le plus souvent d’une rémunération au lance-pierre. En fait nous sommes de pauvres bougres. Nous qui ne possédons aucun parent bien placé qui nous ferait gravir les échelons à une vitesse fulgurante, nous caserait à un poste stratégique grâce à la force de notre filiation ou encore nous permettrait d’accéder à un petit poste grassement rémunéré grâce au pouvoir de ses relations.
Ah pauvre de nous ! Je partage le sort de nombreux travailleurs qui, s’ils ont eu la lucidité de se débarrasser de leurs derniers espoirs de trouver un emploi décemment payé, ont su dès le départ que l’embauche n’emportait qu’une seule promesse : celle de travailler. Gare à celui qui rechigne à faire des heures supplémentaires en faveur de la bonne marche de la société. Toute entreprise doit sa splendeur à la sueur de ses employés et à besoin pour être florissante d’être bien arrosée. Attention aussi au cupide qui réclame sans cesse son salaire dès que la fin du mois vient à pointer le bout de son nez. Un salaire a beau être mensuel il n’a jamais été dit qu’il ne pouvait pas être versé chaque trimestre. Et surtout il faut se débarrasser de l’audace qui donne le courage d’exiger que les trois mois soient versés en intégralité. Voyons ! Enfin malheur à ceux qui accumulent les retards car l’échafaud est dressé pour eux et le responsable des ressources humaines trépigne de pouvoir endosser son rôle de bourreau et de faire glisser la lame de la guillotine sur notre cou.
Il ne faut pas travailler pour vivre, il faut vivre pour travailler ! Et puis, le travail c’est la santé. Alors si vous vous sentez faiblir, investissez vous davantage dans vos tâches car nous le savons bien, l’assurance sociale est trop souvent une fable que l’on raconte aux jeunes postulants. Besognez ! Gardez-vous des doses homéopathiques et faites un traitement de fond : oubliez les trente-cinq heures de labeur et préférez les cinquante heures, vous ne vous en porterez que mieux.
J’étais en retard vous dis-je. Et déjà dans ma tête défilait une liste de mensonges improbables que je pourrais servir à mon supérieur. Il était indéniable que j’avais besoin de conserver ce poste même si ma paye suffisait à peine à couvrir l’ensemble de mes dépenses. Après tout j’avais appris à vivre chichement et je ne désirai plus connaître à nouveau les difficultés qui bordent le parcours du demandeur d’emploi.
Dénuée de scrupules, j’ai doublé tous ceux qui faisaient le rang à la gare et je me suis faufilée dans un gbaka* . Confortablement assise, j’ai essuyé les noms d’oiseaux et les regards noirs que me lançaient ceux qui étaient restés sur le trottoir. Qu’à cela ne tienne je leur rendais aimablement leurs courtoisies en affichant un sourire triomphant. J’allais être à l’heure ce matin et c’est tout ce qui comptait pour moi. J’ai regardé avec délectation les automobilistes se défouler sur leur klaxon à mesure que notre car se glissait dans la densité de la circulation en évinçant ici une berline neuve trop frileuse pour l’empêcher de passer, là un vieux tacot trop mal-en-point pour tenter de se disputer l’asphalte avec lui. Immergée dans une cacophonie d’odeurs mêlant des effluves de rouille, des relents d’haleines matinales et des brises de fluides corporels diverses j’avançais sereinement.
A quelques mètres de mon arrêt, je suis descendue du car et j’ai décidé de marcher afin de défroisser quelque peu mes vêtements. Ma perruque était à l’envers, ma chemise mal boutonnée, ma jupe chiffonnée… certes ! Mais aujourd’hui j’arrivais à l’heure. Et c’est malgré moi que mon visage radieux s’est mué en une face grimaçante lorsque j’aperçus au loin un panneau sur lequel était inscrit « EN GRÊVE ».
Glacée d’effroi je n’ai pu faire un pas de plus. Qui avait donc eu cette idée saugrenue de fomenter une grève ? Avait-on déjà entendu qu’il fallait mordre la main qui nous nourrit ? Je voyais déjà le résultat de ce soulèvement : des licenciements en masse afin de mater cette émeute. Je me suis mise à courir droit devant moi avec l’intention de ne m’arrêter que lorsque je serai assise à mon poste. Je fonçais sans hésiter dans le tas de personnes qui mains dans la mains formaient une chaîne humaine devant le portait de la société. J’étais à l’heure et je ne comptais pas me laisser impressionner par une clique de paresseux qui avait décrété une sortie hebdomadaire inopinée devant les locaux de notre employeur en clamant des slogans écrits par des syndicalistes en mal de reconnaissance.
Non, aujourd’hui je n’avais pas envie d’être solidaire. Non, je n’avais pas envie de protester pour l’amélioration de nos conditions de travail. Non, je n’étais pas une décérébrée à la botte du patronat. Je voulais simplement sauver ma place. Il restait encore cinq minutes pour que je rejoignes mon pôle et passes ma carte dans la pointeuse.
J’ai accéléré ma course jusqu’à ce qu’une pancarte s’abatte brusquement devant moi. Le choc a été terrible et la douleur a irradié mon corps avec une intensité dévastatrice. Avant de fermer les yeux j’ai déchiffré sur le panneau « RÊVE GÉNÉRAL » et avant même d’avoir terminé ma réflexion sur la lettre qui manquait, je me suis réveillée dans mon lit. Tout ceci n’avait donc été qu’un songe…
Je me suis enfoncée sous les couvertures douillettes et j’ai tourné mon visage vers le tourbillon du ventilateur. Dehors, les ténèbres étaient encore habillés de minuscules diamants étincelants qui bordaient un croissant jaunâtre à la lueur faiblarde. Tout en m’efforçant d’interpréter mon rêve, je sombrais à nouveau dans le sommeil. Toutefois deux questions persistaient à me poursuivre dans ma léthargie :
-Était-ce une illusion de croire qu’un jour des travailleurs unis comme un seul homme réussiraient à imposer au patronat le respect de leurs droits les plus élémentaires ?
-Ou le mirage consistait-il à croire qu’un jour nous, hommes et femmes d’Eburnie réussirions à faire taire nos égos et nous entendre afin d’œuvrer pour le bien commun, celui de notre société ?
Je n’ai pas eu de réponse. Je crois bien que mon esprit engourdi laissa mes états d’âme s’apaiser doucement et se taire comme une douce musique qui s’effile. Il fallait que je dorme, dans moins de quatre heures la course contre la montre recommencerait.
*Toubabou: Européeen, Blanc.
*Gbaka: car privé assurant un service de transport en commun.
Essie Kelly
c est cool